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«Réunir la Syrie et le Liban»: Une phrase qui ravive de vieilles fractures

«Réunir la Syrie et le Liban»: Une phrase qui ravive de vieilles fractures
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Par Assia Husseini

L’envoyé américain au Liban et en Syrie, Tom Barrack, a déclaré dimanche dernier, lors de sa participation au Forum de Doha 2025, qu’«il faut réunir la Syrie et le Liban, car ils représentent une civilisation remarquable».

Ce n’est pas la première fois que Barrack évoque cette question. Plus tôt, au mois de juillet, il avait averti, dans un entretien accordé au journal émirati The National, que le Liban risquait de tomber sous l’emprise de puissances régionales si Beyrouth ne s’engageait pas à résoudre la question des armes du Hezbollah.

Il avait affirmé que «le Liban doit régler ce dossier, faute de quoi il pourrait faire face à une menace existentielle», ajoutant: «Israël d’un côté, l’Iran de l’autre, et désormais la Syrie qui émerge très rapidement. Si le Liban ne bouge pas, il retournera au Bilad al-Cham».

Les déclarations répétées de Barrack ne relèvent pas de la bonne foi et ont suscité la colère des Libanais. Le président du Parlement libanais, Nabih Berry, lui a répondu en considérant que ses propos constituaient «une grave erreur et quelque chose d’inacceptable». En effet il existe une sensibilité extrême de cette question pour les Libanais, ainsi que le fait que la Syrie a historiquement exercé une influence sur la politique intérieure libanaise, une influence qui a été un facteur de division plutôt que de consensus.

En réalité, sur le plan historique, le Liban faisait partie de l’entité géographique et politico-historique connue sous le nom de «Grande Syrie» (Bilad al-Cham), mais il n’a acquis le statut d’État indépendant appelé «Liban», au sens moderne du terme, qu’au vingtième siècle.

Le chercheur en sciences politiques Dr Wissam Ismaïl souligne que Tom Barrack a, à plusieurs reprises, tenu des propos pour le moins interrogateurs quant à sa position de fond vis-à-vis de l’accord Sykes-Picot, et par conséquent vis-à-vis de la réalité libanaise. Il estime que Tom Barrack ne dispose ni des compétences diplomatiques ni d’une connaissance approfondie des réalités de la région qui lui permettraient d’exprimer de manière crédible une orientation américaine officielle au Moyen-Orient. Selon lui, Barrack improvise souvent, exprime des penchants personnels et ne reflète pas réellement la politique américaine dans la région.

Dr Ismaïl ajoute que si l’on met en parallèle les propos de Tom Barrack avec une déclaration de Donald Trump selon laquelle certains États seraient prêts à aider au désarmement du Hezbollah — une allusion claire, selon lui, au régime syrien —, ce qui pourrait être visé serait l’imposition d’un fait accompli sécuritaire sous administration syrienne ou sous hégémonie syrienne sur le Liban. Toutefois, il ne croit pas que le projet ou la vision américaine soient convaincus de la possibilité de dépasser ou d’effacer l’entité libanaise, d’autant plus que le Liban, en tant que pays multiconfessionnel, répond à des intérêts spécifiques de certaines composantes qui ont besoin de l’existence de l’État pour participer au pouvoir, liant ainsi leur propre existence politique à celle du Liban.

Il précise enfin que ces propos ne constituent pas, selon lui, une expression officielle de la politique américaine, mais relèvent plutôt d’une tentative de pression, d’intimidation ou d’imposition d’un rapport de force politique sur le Liban. Il réaffirme que Tom Barrack ne possède ni la capacité méthodologique ni la profondeur intellectuelle nécessaires pour traduire fidèlement les intentions américaines dans la région, et que nombre de ses déclarations relèvent davantage de constructions personnelles et d’élans imaginatifs.

S’agissant de la Syrie, Dr Ismaïl estime que le régime syrien est effectivement prêt et désireux de jouer un tel rôle, non pas dans une logique de domination du Liban — car celui qui a échoué jusqu’à présent à imposer son contrôle sur l’ensemble du territoire syrien ne saurait raisonnablement aspirer à dominer le Liban —, mais plutôt dans le cadre de l’exécution de ce qu’il considère comme des injonctions américaines, susceptibles de servir de levier pour légitimer le pouvoir en place et le consolider à l’intérieur de la Syrie.

Quant à Ahmad al-Charaa (al-Joulani) et au Front al-Nosra, ajoute Ismail, ils considèrent qu’il existe un contentieux à régler avec la résistance au Liban, qu’ils tiennent pour responsable de la prolongation de la crise syrienne. Il apparaît aujourd’hui clairement qu’al-Joulani est désireux de jouer son rôle dans le cadre d’accords sécuritaires israélo-américains, lesquels lui garantiraient une place dans l’équation régionale. Dès lors, oui, il pourrait être prêt à mettre en œuvre cette agenda, tout en sachant que son coût pourrait être élevé sur plusieurs fronts.

En définitive, les déclarations de Tom Barrack, hésitant entre références historiques, formules ambiguës et tentatives de clarification tardives, révèlent moins un projet politique cohérent qu’une instrumentalisation du registre géopolitique pour exercer une pression politique sur le Liban. Si l’histoire rappelle que le Liban s’inscrit dans l’espace de la Grande Syrie sur le plan géographique et civilisationnel, il ne saurait en aucun cas servir de justification à une remise en cause de sa souveraineté ou de son existence étatique. Les réactions libanaises traduisent une sensibilité profonde, façonnée par une expérience historique douloureuse avec toute forme de tutelle syrienne. Dans ce contexte, le débat soulevé par Barrack met en lumière une réalité centrale : le Liban demeure un enjeu dans les équilibres régionaux, mais toute tentative de redéfinir son rôle ou son avenir sans le consentement de ses institutions et de son peuple ne peut qu’alimenter les soupçons, raviver les fractures internes et compromettre davantage la stabilité déjà fragile du pays.

 

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